Un Bar, pas un barbare, je veux dire pas un bar barbare, un bar civilisé quoi! J'étions là, donc, comme le disent les Acadiens (mais cela n'a rien à voir avec l'histoire, si ce n'est ajouter un peu de couleur locale à un bar qui n'en avait pas du tout. Il aurait pu être à New-York, Paris, Romorantin, ce bar, il aurait été pareil). Par contre la barmaid elle, était exceptionnelle. D'un point de vue esthétique, pour la conversation je ne sais pas, je me contentais de la regarder. Je ne lui parlais pas, si ce n'est pour passer ma commande, et encore, il s'agissait plus de gestuelle rituelle que de mots.
Vous n'auriez pas vu une barmaid pareille à Romorantin, ou alors, si ça avait été le cas, la place du village aurait été prise d'embouteillages en permanence, par les tracteurs et voitures des habitants alentours. Une blonde californienne au teint hâle, les yeux bleu caraïbes, le corps félin, grande et belleavec une chevelure d'or tombant sur des épaules à peine trop carrées, à Romorantin, au milieu de bérets, imaginez!
Au bar, à peu près toujours les mêmes paumés. Des gens qui passent toutes leurs fins de journées, abêtis, au bar du coin, au coin du bar, ne peuvent être que des paumés. J'en étais donc, pas malgré moi, de plein gré, assis au coin qui faisait face à la porte d'entrée et vitrée. Je fixais cette porte d'un regard à peine attentif, je vous dis cela parce qu'un jour mon regard avait dérivé vers le miroir, et son flou, le flou de mon regard m'avait frappé mollement. Je ne portais donc pas vraiment attention aux entrées et sorties. Mon regard passait la vitre et se perdait sur le carré d'asphalte, de l'autre côté.
Un beau jour, légèrement pluvieux, un étrange, comme ils disent en Acadie, est entré. Je vous dis cela parce qu'en plus d'être ostensiblement étranger, il était étrange, alors d'un mot je fais deux descriptions (si vous ne parlez pas acadien, je suis obligé de vous expliquer). Je l'avais remarqué parce qu'il avait bloqué mon carré de rue plus longtemps que la coutume le veut. Il était resté dans le cadre de la porte à l'extérieur, je dirais, une bonne minute avant d'entrer. Dos à la porte. Il est entré d'un pas décidé, comme quelqu'un qui connait la place. Je le regardais mais ne le voyais pas à cause du contre-jour, sauf de silhouette, grande, droite, fluide. Il se campe au milieu de la ligne droite du bar, celle qui précède la courbe où est ma place, se tourne vers la porte d'entrée, pose sa main à plat, et lève légèrement l'index, en attente.
La barmaid s'approche, il tourne la tête vers elle, et la fixe. Pas d'un regard, comme le diraient les Acadiens, niaiseux, à l'égal de ces hommes épris devant tant de beauté, et qui essaient d'être gentils, pour essayer tant bien que mal de séduire. Il la regardait d'un regard normal, sans sourire, sans gentillesse, sans arrogance, juste un regard, et d'une voix grave il commanda : Rye and Coke, please, C. C. (prononcez CiCi)
- Pardon
- Canadian Club
Un type de l'Ouest me suis-je dit, informé des habitudes régionales du continent, mais qui a voyagé, il a dit please. Ce n'est pas le meilleur Rye le C.C. (Le Rye est le Bourbon des Canadiens), le meilleur c'est le Royal Crown, mais on ne mélange pas le Royal Crown) preuve donc que cet étranger s'y connaissait en Rye! Il avait soif c'est tout. Je n'ai pas eu le temps d'étudier son visage. Il s'était retourné vers la porte que lui, surveillait d'un oeil attentif, sûr, je ne dirais pas malveillant, mais presque. Je me suis un peu décalé vers la droite, il me bloquait la vue.
Au moment où je me déplaçais, la porte s'est ouverte très vivement, a cogné le butoir et un homme s'est avancé. J'ai vu alors la main droite de l'étranger quitter son verre de Rye, repousser vers l'arrière le côté droit de sa veste, passer derrière son dos et ressortir serrant une arme. Calibre, difficile à dire, mais c'était un pistolet, sans silencieux. L'homme qui entrait a bondi, les deux mains en avant : hold it! il a crié, l'homme. L'étranger était maintenant assis sur le tabouret du bar, l'arme pointée. Je ne voyais pas son visage, mais je le sentais en parfaite maîtrise de la situation, alors que le nouveau venu était tendu, inquiet, mais semblant convaincu de son bon droit, il avançait lentement.
- hold it, let's talk!
L'étranger ne semblait pas trouver cocasse, ni malvenu le fait d'avoir une arme au poing, dans un bar, en 1997 en pleine ville. Il a cependant posé le pistolet à droite de son verre. C'est déjà ça (comme le dit souvent Alain Souchon, mais cela n'a rien à voir avec l'histoire, personne ne connaissait Alain Souchon dans ce bar, surtout pas la barmaid).
Là, il y a eu un léger flottement dans l'action. L'un parlait à voix basse tandis que l'autre écoutait sans même se pencher pour mieux saisir ni regarder l'intrus. L'étranger a commandé : same thing! a pris son verre et s'est dirigé vers une table. Avant de prendre son verre du bar, il avait replacé son arme dans sa ceinture, à la façon des flics de Harlem, l'autre à suivi.
La tension a diminué un peu. La barmaid m'a jeté un regard légèrement charge d'angoisse et d'interrogation, j'ai trouvé que cela ajoutait un peu de profondeur à son personnage, je me suis dit alors : rien de tel qu'un flingue pour dramatiser et pour créer des liens. Moi qui ai horreur de voir sortir une arme dans une pièce de théâtre, trop facile de faire monter la tension dramatique avec un pistolet. Bref, je n'ai rien répondu du regard, j'ai levé l'index en soulevant et reposant mon verre un peu et elle l'a rempli, plus que de coutume, notais-je. J'ai senti aussi de sa part une sorte de considération que je ne l'avais jamais vue témoigner à mon égard... tandis que je reprenais mon air d'aller.
Là, je ne sais plus où je m'en vais. Est-ce que je finis mon verre en balançant négligemment quelques dollars sur le bar, non, trop Western! est-ce que je me lève en disant : ardoise s'il vous plait. Non trop Pagnol. J'hésite. Je pourrais aussi me pencher un peu, ramasser la bouteille de C. C., me diriger d'un pas désabusé vers la table de ces deux types, tirer une chaise, m'asseoir lourdement, remplir leurs verres, déposer la bouteille en la repoussant pour la faire glisser jusqu'au coin, reculer ma chaise des pieds pour me faire de la place, allonger et croiser les jambes, me pencher en arrière en me tournant vers l'étranger et dire d'un voix caverneuse : « ».
Bon j'y réfléchis, pour l'instant, je dois aller chercher mes vêtements chez le nettoyeur, « au pressing » comme disent les Français. Sinon je n'aurai rien à me mettre au gala de l'amicale des amarrés politiques (comme on dit en Acadie, pays de marins et de pêcheurs, ailleurs on dit attachés, c'est Antonine Maillet auteure de « La Sagouine » qui m'a raconté ça).