J’avais entendu dire que c’était un pauvre type. Je le connaissais déjà, mais pas bien. J’aurais dû en rester là. Le laisser pour compte, un compte de pauvre type. Les circonstances ont fait que j’ai dû le revoir. Dommage. Maintenant, j'en sais plus. Oui, j’aurais dû en rester là.
Incapable de te regarder quand tu lui parles, il est également incapable de te regarder quand il te parle. D'ailleurs on ne peut pas dire qu'il parle, il bredouille, d'une voix qui n'a jamais trouvé sa place, perchée trop haut, désagréable, et qui fait penser à un enfant au souffle court qui récrimine plutôt qu'il ne parle. Il récrimine. À propos de la machine à café par exemple. Normalement dans cette maison on offre du café instantané, mais bon, à ma demande on a déniché une machine à café filtre, faute de mieux. Normalement. le café coule dans le récipient posé sur le rond chauffant. Mais lui, récrimine : il faut absolument l'éteindre dès que l'eau a coulé, sinon le filament risque de surchauffer. et... et ce serait la fin du monde! On entend son discours dit d'un ton qui classifie le sujet au top niveau, et on se dit que le type est fou. La machine, qui date (et qui est déjà au bord de l'agonie), est, elle aussi, stupéfaite. Du coup, la deuxième tasse est froide, il faut la mettre au micro-ondes. Allez comprendre.
Au petit déjeuner, outre le coup de la machine, on assiste à la disparition du pot de miel dès qu’on s’est servi. Et du carton de lait. Et du beurre et du pain - là, il demande : Je range le pain? On n'ose pas répondre pour éviter la controverse. Il nous tourne autour à la recherche de trucs à faire disparaitre de la table de la cuisine. Il faut faire vite. On se sent surveillés.
Un premier petit déjeuner de retrouvailles en famille depuis des années, et voir ce temps précieux monopolisé par le discours imbécile d'un individu au comportement erratique, ce n'est pas idéal. Les suivants furent similaires.
Il débranche nos prises de recharge, allez savoir pourquoi.
Il ne vient pas s’asseoir à la table du repas quand tout le monde est installé. Il est assis à côté, à son pupitre occupant un coin de la salle à manger où il trône (on ne sait pas ce qu'il fait, s'il fait vraiment quelque chose, et on ne veut pas savoir). Personne ne lui a dit qu'on n'installe pas son bureau dans l'espace de vie. Finalement il vient à table, apporte son téléphone, le regarde sans arrêt, le manipule. Pauvre téléphone. Il se lève dès qu’il a fini, emmène son assiette, et le pain. Tant pis pour les autres.
Quand il ouvre une bouteille de vin, uniquement sous la pression environnante, il en parle pendant des heures. Ce n’est qu’une bouteille de vin. Sans étiquette, la bouteille. Il en parle pendant des heures. Il faut en garder pour demain. Et quand au repas du lendemain, le quart de la bouteille qui restait est bue, on suggère d'ouvrir une autre bouteille...
- Pourquoi donc?
- Interloqué par l'agressivité du ton, je réponds : Euh, eh bien il n'y en a plus.
- Déjà? Ton toujours aussi agressif.
- Mais si cela pose un problème je vais finir la soirée au bar.
Il faut avoir été là pour le croire. D'ailleurs moi qui étais l'interlocuteur privilégié, je n'y crois toujours pas.
On a fini par avoir du vin, après une longue attente et un historique complet de l'origine de la bouteille. J'aurais eu le temps d'aller au bar.
Il commente en permanence ce qu’il fait, il range le miel, il range le lait, il éteint la machine à café. Il enlève son assiette, et le pain. Il annonce qu'il allume son ordinateur (deux fois, des fois qu'on aurait pas entendu) - grosse nouvelle, nous, on n’éteint jamais nos ordinateurs. Il regarde le golf à la télévision, le golf, on s’en fout, lui il en parle pendant des heures, même si nous, on s’en fout du golf.
Un capitaine d’industrie est membre de son club, nous dit-il, fier. Celui-ci n'a certainement jamais remarqué sa présence - malgré le pin doré épinglé sur la visière de sa casquette.
On comprend assez vite qu'il vaut mieux éviter de discuter, sinon, on n'en finit pas, et on est éberlué par ce qu'il dit. Halluciné aussi, ça fait beaucoup. Il chevrote des petites phases saccadées en permanence car sa vérité se doit d'être entendue. Et il réfute la vérité qui n'est pas la sienne. Par exemple, ne sachant pas que de nombreuses molécules médicinales sont issues de plantes et portent des noms qui partagent leurs racines étymologiques, on lui explique que la quinine est extraite du quinquina. Non! ce n'est pas vrai! Et quand ses convictions sont confrontées à la réalité. il élude, fait semblant de rien...
Eh bien! Je ne suis pas médecin, mais à mon avis l'épisode de la molécule ainsi que les précédents pourraient laisser croire que le pauvre garçon souffre de crétinisme, condition médicale peu enviable.
Ca donne soif tiens, je prendrais bien un Gin Tonic! Mais pas de digression! quoique bon, vous voyez le lien (Comptoir des Indes, Malaria, Mess des officiers, Gin Tonic, Tonic Water - extraits d'écorce du Quinquina).
Sa tenue de golf semble avoir été récupérée à l’Armée du salut. Son costume du mariage est le même qu’il porte à chaque mariage depuis trente ans. Il est tout rabougri - pas le costume, lui. Le costume, lui, est bien trop grand. Le monde change, eh oui! L'impression qu'il laisse est d'autant plus navrante qu'il est accompagné de la femme la plus mignonne, class, élégante, stylée, charmante et souriante de toute la fête de mariage.
Il rappelle à sa femme que ce soir, il faut sortir les poubelles - c'est le jour des cartons. Le jour des bouteilles, ça va, en général il n'y en a pas. C'est elle qui tond la pelouse, pendant que lui, il joue au golf.
Personne ne lui a jamais appris les bonnes manières, l'accueil, le savoir vivre, la bienséance, la générosité, la gentillesse. C'est simple la gentillesse non? La simple gentillesse. Personnage pingre et retors descendant direct du monde paysan de la Comédie humaine. Un monde de désolation et de mesquinerie. Il se comporte de manière abjecte avec des membres de sa belle famille sans aucune considération pour sa femme qui maintenant se retrouve isolée. Il se brouille.
Un personnage caractériel et colérique qui malgré son vieil âge n'a jamais cherché à devenir meilleur. Alors forcément, à la longue... on empire. Il fait des crises de colère comme un petit enfant qui n'a pas encore appris à se maîtriser.
À la nuit tombée, il n'allume pas la lumière - il faut la réclamer - à cause des moustiques parait-il. J'ai fait le calcul, y'a pas plus d'un moustique au kilomètre cube dans le coin.
L’hiver doit être ténébreux, et glacial, dans sa maison. Plus personne n'y va plus à Noël. Sauf ceux qui sont obligés. J'imagine la crise si d'aucun s'avisait de toucher au réglage du radiateur.
Lors des grandes chaleurs personne ne trouvera de bière dans le frigo, encore moins du vin blanc ou rosé. Dans cette maison, on ne cherche pas à faire plaisir aux visiteurs. Invités et enfants de passage avec leurs familles seront mis au régime stricte imposé par le propriétaire - régime de quasi-terreur, sinon c'est la crise. Par chez moi, on dirait que c'est un "control freak". Un genre d'abruti qui se mêle de tout et qui impose sa façon de faire à tout ce qui bouge.
Dans cette maison, figée depuis une quarantaine d'années, on compte - semble-t-il. Je me fais penser à Jacques Brel tiens - "Ces gens-là".
On ne pense pas non plus à aller accueillir les voyageurs inter-continentaux à la gare - à l'aéroport? encore moins. On leur suggère plutôt de tirer leurs valises à roulettes sur les trottoirs pavés depuis la gare située à plus d'un kilomètre. Cela après un périple de six mille kilomètres. On rêve là, non?
Je n'aurais jamais dû passer par là.
Donc, maintenant, je peux confirmer : c'est un véritable pauvre type.
Ai-je oublié quelque chose? Ah oui, il est marié à ma soeur et dans un échange, alors qu'en prévision d'une escapade dans sa voiture, juste elle et moi, j'ai été stupéfait de l'entendre me corriger et insister sur le fait que la petite voiture était en son nom à lui, la carte grise et tout. Tact et élégance.
Ma petite soeur* n'a pas à s'en faire, quand elle décidera de partir, nous serons tous là, à l'attendre dans nos grosses voitures.
- NB : Si on vivait tous au Liban, on se serait débarrassé de lui il y a bien longtemps, et ma petite soeur vivrait avec un beau grand mec charismatique et intelligent qui serait aux petits soins pour elle, en harmonie avec toute la famille. Alors qu'en l'état actuel des choses, personne ne les invite, sauf ceux qui sont vraiment obligés.
* Malgré tout, ma petite soeur a été adorable avec moi et pleine d'attention, tentant tant bien que mal de tempérer. Je relève toutefois avec tristesse qu'après une cinquantaine d'années de vie commune, elle ait perdu un peu le sens de la normalité. Pauvre petite.
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